Fin novembre aura lieu la première édition de A SMOOTH BLUES WEEKEND à Liège (retrouvez toutes les informations ici).
J’ai donc pensé qu’il serait agréable de reprendre les mini biographies, en commençant par l’une des voix emblématiques du Blues…
Chers lecteurs, voici…
Big Joe Turner
La majesté et la grandeur de son chant, de ses cris fervents – si appropriés à sa taille et à l’aimable solennité de son visage brun, aux traits placides et arrondis – ont conservé, bien que marquées par les années, par une certaine défaillance technique, leur propre beauté et un certain détachement doré par rapport à l’évolution et aux événements plus récents dans le domaine de la musique : et sa voix, du haut d’une grande détermination stylistique, d’une singularité prodigieuse et inimitable, a continué sans relâche (toujours vivante, jamais obsolète) à s’élever avec force au nom des valeurs de la tradition qu’elle représente et qu’elle a contribué à consolider.
En écoutant Turner dans ses dernières années, dans ses nombreux albums, dans ses apparitions dans les clubs ou dans les concerts, en l’entendant donner vie pour la énième fois aux versets désormais classiques de Piney Brown Blues ou de Roll ’em Pete et pour la énième fois modifier quelques morceaux de quelques minutes, on a l’impression constante d’un artiste aux racines profondes et solides et pourtant, dans une certaine mesure, hors du temps et de l’histoire, véritable incarnation de tout ce qu’il y a d’éternel et d’universel dans le blues : un artiste populaire qui, tout en évoluant dans des contextes musicaux différents (du boogie woogie au rhythm and blues, de la chanson au rock and roll), s’accroche avec ténacité à ses propres choix expressifs, inattaquables et parfaitement aboutis.
Les Origines
L’essayiste et romancier noir Albert Murray a noté que le cri de Turner suggère le sifflement d’une locomotive transcontinentale traversant les grandes plaines: et ce n’est pas un hasard si c’est précisément des grandes plaines, du centre vaste et vivant des États-Unis, qu’est originaire le chanteur, et plus précisément de cette ville de Kansas City où se croisent le nord et le sud, l’ouest et le middle west, capitale économique d’une région agricole qui s’étend du fleuve Missouri aux montagnes Rocheuses, du plateau des Ozark au Nouveau-Mexique.
Joe Turner y est né en mai 1911, dans l’une des nombreuses familles de condition modeste (son père était cuisinier et sa mère lavandière) qui habitaient les quartiers noirs très peuplés de la ville du Missouri.
Ses premières expériences musicales ne sont pas sans rappeler celles d’innombrables autres chanteurs de blues de sa génération et des générations précédentes et suivantes : la fréquentation de l’église et la pratique des hymnes, des chœurs et des cris, l’écoute d’orchestres à cordes et d’ensembles de vaudeville itinérants ; un oncle pianiste qui lui a ouvert les oreilles aux merveilles du blues et du ragtime ; un chanteur de blues et guitariste aveugle qui lui a fait découvrir le blues et le ragtime ; un chanteur de blues et guitariste aveugle que l’adolescent Joe, en échange de quelques dizaines de cents par jour, accompagne sur les trottoirs, sous les porches des maisons, dans les restaurants, se joignant à lui pour chanter et se familiariser ainsi avec l’idiome poétique et musical du blues, apprenant à garder en mémoire certains vers traditionnels, à inventer, peut-être sur le moment, les siens et de nouveaux.
Sous la houlette d’un politicien entreprenant et sans scrupules comme Tom Pendergast, la ville avait en effet vu fleurir (depuis les premières années de la Prohibition) une industrie du vice si étendue, si riche et si bien organisée qu’elle méritait le nom de La porte du paradis, « Heavenly Gate » (appellation qui sera d’autant plus appropriée dans les années de la Grande Crise, où Kansas City restera une oasis d’abondance au cœur d’une nation déprimée) et le monde local du show-business, du spectacle et de la musique en général, ne pouvaient que prospérer.
C’est ainsi que les musiciens et les orchestres de jazz se sont retrouvés à Kansas City.
Des musiciens et des orchestres de jazz venus de tous les États environnants envahissent les bars, les tavernes, les dancings, les music-halls avec leur musique fraîche et vigoureuse, dominée par les sons des instruments à vent, et influencent le jeune Turner par leur prestige, leur autorité et leur volume.

La voix au-dessus de l'orchestre
Le fait de crier, de crier « le blues » (sans ce côté artificiel, forcé, que l’idée de crier semble impliquer), était le résultat non seulement d’un choix stylistique, mais aussi d’une nécessité contingente. Les chanteurs devaient se faire entendre dans de vastes salles, au-dessus de pianistes énergiques, de tambours galants, de duels d’anches et de cuivres.
Turner était bien équipé pour faire face à de telles prouesses. Lorsque, âgé d’une vingtaine d’années, il fit ses débuts au Backbiters’ Club aux côtés du pianiste Pete Johnson, plus âgé que lui, sa voix était déjà dotée d’une robuste cavata Il n’y avait pas de microphones à l’époque, a déclaré Joe à la critique Whitney Balliett lors d’une récente interview.
On pouvait m’entendre même à dix pâtés de maisons, ma voix faisait trembler l’endroit.
L’association entre le chanteur et le pianiste (qui, par intervalles, se poursuivra jusqu’à la mort de Johnson dans les années 1960) s’avère payante et acquiert bientôt une solide popularité locale : La prédilection de Joe pour les tempos rapides et dansants, l’énergie et l’emphase de son chant, et la dextérité de Pete dans cette forme rapide de piano blues connue sous le nom de « boogie woogie » depuis la fin des années 1920, donnaient à leurs interprétations un impact singulier et une saveur à la fois inhabituelle et quelque peu captivante.
De Kansas City à New York
Avec Jimmy Rushing, l’autre grand shouter venu d’Oklahoma City pour animer les orchestres de Bennie Moten puis de Count Basie, et qui gardera toujours une sensibilité jazz plus raffinée et plus intense, Joe Turner devient au cours des années 1930 la voix la plus importante et la plus représentative de Kansas City, la plus appréciée de ces jazzmen qui donnent vie avec lui à d’interminables et incandescentes jam sessions sur le canevas du blues : peut-être depuis la plate-forme du Sunset Crystal Palace de Pinay Brown (le Piney Brown célébré plus tard dans le blues du même nom), où Joe assume le double rôle de barman et de chanteur, préparant des cocktails comme le rappelle la pianiste Mary Lou Williams « et mettant tout le monde en extase avec ses cris, un soir après l’autre »
Mais sa notoriété va bientôt dépasser les frontières de la ville.
La veille de Noël 1938, invités à New York par John Hammond, Turner et Johnson remportent un brillant succès sur la scène du Carnegie Hall, à l’occasion d’une prestigieuse revue de l’histoire encore jeune du jazz, programmée sous le titre « From Spirituals To Swing » : un succès qu’ils réaffirment dans les mois qui suivent en animant les soirées du Café Society Downtown de Barney Josephson, où deux autres pianistes – Albert Ammons et Meade Lux Lewis – se joignent à Johnson pour former un Boogie Woogie Trio endiablé.
La vogue du boogie secoue New York : pour la première fois depuis les années de la Renaissance de Harlem et des chanteurs dits « classiques », une forme de blues liée à la tradition folklorique retrouve la faveur d’un public qui n’est pas seulement noir.
Les premiers disques que Joe Turner enregistre à New York sur des labels tels que Vocalion et Okeh, avec accompagnement de piano solo ou avec divers orchestres, dirigés par Pete Johnson lui-même, Benny Carter, Joe Sullivan et Coleman Hawkins, donnent déjà la mesure de son talent. Son attaque du couplet apparaît sensiblement plus résolue, son implication émotionnelle plus grande que celle du chanteur de blues moyen, et rappellent, s’il en était besoin, certaines interprétations majestueuses de la grande Bessie Smith.
Sa posture est plus agressive et sa démarche plus agile et désinhibée que celle d’un Leroy Carr : et la complainte introvertie et endeuillée, le gémissement traditionnel, est remplacé chez lui par l’exhortation franche, le cri impérieux (jamais frénétique, toujours contrôlé), par un cri souriant, en fait, qui porte la marque de cet optimisme que Ralph Ellison voyait associé aux Noirs de l’Ouest et à leurs manifestations expressives.
Le serré et exubérant Roll ’em Pete et la ballade blues en huit mesures Cherry Red, deux incontournables de son répertoire, en offrent la démonstration la plus éclatante : le premier s’ouvre sur un groupe de notes martelées par Pete Johnson, puis laisse la voix puissante, communicative et encore jeune de Joe (mais d’une clarté éloquente et charnue) s’exprimer haut et fort sur le morceau de boogie, enfonçant constamment la pédale forte sans jamais perdre l’assurance naturelle du timing, intégrant parfaitement les basses pressantes et les riffs chatoyants de Johnson, les brefs arpèges réitérés dessinés par sa main droite, et donnant l’importance nécessaire à un texte qui vibre d’une sensualité ironique et bon enfant ; tandis que la seconde, prise dans un tempo moyen, le voit tempérer l’élan et se concentrer sur les nuances de son humour spontané, parfumé et vif.

Californie, Rhythm and Blues et plus encore
La saison new-yorkaise ne dure pas longtemps.
Au début de la décennie suivante, Joe Turner quitte la côte est et s’installe à Los Angeles, destination d’une émigration massive de main-d’œuvre noire en provenance des États du sud-ouest, Texas, Arkansas, Oklahoma et Louisiane, qui devient rapidement un nouveau haut lieu du blues et du jazz.
C’est dans ces années-là, entre New York et la Californie, à la veille et pendant l’affirmation de ce qu’on appelle le « rhythm and blues », la nouvelle musique populaire nègre, qui superpose à la structure et aux lumières du blues urbain d’avant-guerre les formules rythmiques simplifiées et l’instrumentation des orchestres de swing, que Joe Turner atteint sa pleine maturité, la définition exacte de son style et les limites de son chant.
Son cri immense et vivace, stabilisé sur un registre ténor, sur un timbre bruni riche en réflexes clairs, avec de subtiles inflexions nasales, et renonçant presque totalement à l’éclat et au vibrato de certaines notes aiguës, il prend encore plus d’autorité et acquiert cette aisance et cette constance granitique qui lui permettent de tenir tête non seulement aux galops de boogie woogie d’un Pete Johnson ou d’un Albert Ammons, mais aussi aux progressions lentes et pensives du blues esquissé avec une technique exquise par un jeune Art Tatum.
Ils lui permettent également d’exercer son Swing brut et joyeux tant en présence des arrangements sophistiqués du big band de Duke Ellington (avec lequel, en 1941, il participe à Jump For Joy), que, avec une ineffable nonchalance, devant l’accompagnement d’ensembles de rhythm and blues qui, au fil des années, s’éloignent de certains canons esthétiques du jazz pour devenir trop stylisés et parfois même grossiers, réduisant la mobilité de la section rythmique et lissant les riffs de cuivres pour en faire de banals roulements de tambour
Le shouter de Kansas City se révèle un interprète plus profond et plus sensible que son extraversion joviale ne le laisse supposer, même si ces « well », ces « yes », ces « now », qui introduisent avec force ses couplets, catalysant toute l’attention de l’auditeur, continuent de donner la mesure de sa puissance et de sa présence.
Avec sa cadence percutante, avec sa grâce particulière et véhémente, la voix de Turner parcourt le verset du blues avec une essentialité et une compacité admirables, sans se laisser aller à des sorties extravagantes ou à des effets délibérément mélodramatiques, sans sortir de la géométrie traditionnelle, sans franchir ses limites métriques, en respectant la césure qui coupe chaque verset en deux et en ne laissant jamais une note tenue plus longtemps que d’habitude faire office de pont entre une phrase et une autre : mais en chacun, comme l’a souligné avec acuité Whitney Balliett, construisant ses dômes massifs, ses paraboles souples.
Tout en respectant les règles, il sait cependant briser efficacement la monotonie de la répétition, du chemin obligé, et faire naître cette tension qui, dans une forme ouverte comme le blues, est nécessaire pour donner à chaque morceau sa cohésion et son individualité.
Et nous nous arrêterons ici pour aujourd’hui 😉
Bientôt la deuxième partie de la vie de Big Joe Turner !
D’ici là, si vous avez manqué les premières MINI-BIOGRAPHIES d’Easy Swing, vous pouvez les retrouver ici
- Benny Goodman – Partie 1
- Benny Goodman -Partie 2
- Count Basie – Partie 1
- Count Basie – Partie 2
- Jelly Roll Morton – Partie 1
- Jelly Roll Morton – Partie 2
Alla prossima puntata!
Babbo, mari, curieux de nature, penseur infatigable (''malheureusement'' pour moi et pour mes proches), amateur de bonne musique, bon vin et de la bonne bouffe !
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- Le Tranky Doo - 7 January 2025