LA PARTIE 2 COMMENCE ICI
Avec cet article, nous finissons de passer en revue la carrière de Big Joe Turner, bien sûr à la fin il y aura une playlist dédiée pour écouter les choses fantastiques que ce magicien de la voix Blues a créées.
SON STYLE DE CHANT
Les nombreux disques enregistrés au cours de ces années, d’abord pour Decca, le plus jazzy de tous, puis pour National, Swing Time, MGM et Aladdinne, confirment la variété de leurs solutions interprétatives.
Dans Piney Brown Blues, où il est soutenu par un petit ensemble toujours dirigé par Pete Johnson et complété par la trompette de Hot Lips Page et le saxophone ténor de Don Byas, Joe équilibre chaque phrase autour d’une syllabe accentuée avec vigueur, mais en changeant de temps en temps la position de l’accent et en surprenant l’anticipation de l’auditeur.
Dans Rainy Day Blues, sur l’accompagnement délicat du pianiste strident Willie « The Lion » Smith, sa voix monte et descend en hauteur avec une agilité imprévisible, concluant peut-être sur une ligne de basse rugueuse et sourde, sur un rugissement indistinct, un couplet qui, dans la répétition de quelques mesures plus tard, trouve un épilogue glorieux dans une note aiguë claire et ouverte.
Partout, dans Somebody Got To Go, dans Blues On Central Avenue, dans Miss Brown Blues, l’alternance des couleurs, le balancement du clair-obscur, donne une idée de la chanson ; partout, une syllabe peut s’estomper en un faible sanglot ou se briser en un rauque sifflement, partout, la voix peut soudain s’enrouler autour d’un mot, le rendant contracté et quelque peu grotesque fragile et insaisissable, ou rond et flasque, douceâtre, partout, une voyelle peut s’ouvrir et se fermer dans toutes ses gradations, une diphtongue s’arrondir, se gonfler, devenir palpable, dans un jeu de manipulation du texte qui est spirituel, amusé et parfois même subtil, la vivacité expressive de Turner, son attention parallèle à la sonorité et au sens des mots, son goût pour un chant qui reste proche des cadences de la langue parlée tout en conservant sa distinction précise et distincte, donnent à ses bleus la profondeur, la chaleur et même la crudité du quotidien, sublimant le vécu en art, un art rude, rugueux, mais pas forcément éphémère pour autant.
LES PAROLES DE SES CHANSONS
Par ailleurs, les textes eux-mêmes, qu’il recueille et compose en grand nombre, en s’appuyant sur sa profonde connaissance et pratique de la tradition, ne manquent pas de vivacité et de lyrisme.
Il s’agit de textes qui combinent des vers tirés du répertoire de tel ou tel bluesman avec des images originales, fictives ou tirées de la conversation quotidienne, dans le langage le plus familier, offrant des esquisses claires d’événements érotiques et sentimentaux, tantôt tendres, tantôt amers, tantôt orageux, tantôt teintés de comédie, passés dans un univers urbain souvent indéterminé.
Des lambeaux de comédie, ou de tragi-comédie, esquissés avec une extrême concrétude, ou des esquisses plus abouties qui rappellent, par leur laconisme, certains sketches racontés par Langston Hughes, ou encore des fragments apparemment décousus mais unis par une logique souterraine.
Débattant entre la dimension du rêve et celle de la mémoire, entre le désir et le regret. Entre invitation et apitoiement, entre rires et larmes, Turner se plaît ainsi à explorer, avec simplicité et vigueur, toutes les nuances de l’amour chanté dans le blues : portant le masque du fanfaron, du braggart, comme dans Watch That Jive et Playboy Blues, ou celui de l’amant prodigue, comme dans So Many Women, se plaignant du double jeu de sa femme, comme dans That’s When It Really Hurts, ou louant sa généreuse disponibilité, comme dans Feelin Happy.
Contrastons avec la perplexité et la désillusion de Born To Gamble (« Life is like a card game, I always get a bad deal », « Life is like a card game, I always get a bad hand ») ou Trouble Blues (« I’m ready to give up life and all of its hopes / I’m beginning to think, baby, life is just a joke », « Je suis prêt à abandonner la vie et tous ses espoirs / Je commence à penser que la vie n’est qu’une blague »), « ), le contentement et la sérénité de Sunday Morning Blues (« I’ve made peace with my Maker, now I’m going home to make love with my wife, » « I’ve made peace with my Maker, now I’m going home to make love with my wife, » « I’ve made peace with my Maker, now I’m going home to make love with my wife »).
Et toujours en alternance avec les vers poliment espiègles de Wee Baby Blues (« It was early one Monday morning, and I was on my way to school That was the morning, when I broke my mother’s rule »), le réseau dense d’allusions érotiques joyeuses, de doubles sens exaltants concentrés dans un boogie comme Rebecca (“My baby’s a joc- key, she teaches me how to ride / She says twice in the middle and, baby, from side to side, My baby’s a jockey, she teaches me how to ride She says, twice in the middle, baby, and then from side to side« ), et le souvenir affectueux et émouvant d’un ami disparu, dans l’intense Piney Brown Blues ( »Yes I dreamt last night, I was standing on Eighteenth and Vine / I shook hands with Piney Brown, and I could hardly keep from crying”). » « J’ai rêvé la nuit dernière que je me tenais au coin de la rue Eighteenth and Vine / J’ai serré la main de Piney Brown, et j’ai eu du mal à m’empêcher de pleurer”).
BIG JOE L'INSPIRATEUR DE TALENTS
Ce sont les années du plus grand élan créatif pour Joe Turner (que l’on appelle aujourd’hui « Big » Joe Turner en raison de son physique impressionnant), les années où la musique qu’il a contribué à créer et à diffuser a accompagné de si près la vie des Noirs américains, reflétant leurs rythmes et leurs valeurs et, à son tour, les pénétrant et les influençant.
Entre Los Angeles, Chicago, Harlem, Houston et La Nouvelle-Orléans (où il enregistre, aux côtés du pianiste Fats Domino et du trompettiste Dave Bartholomew, des chansons pleines de bonne humeur), ses blues et boogies sont la parfaite bande-son des activités et des loisirs des habitants des quartiers noirs, les black belts de la ville.
C’est d’ailleurs sa voix qui est le modèle qui inspire plus ou moins les jeunes chanteurs de rhythm and blues issus des grands orchestres noirs de cette époque : l’ironique Eddie « Clean- head » Vinson de Cootie Williams, la tempétueuse Wynonie Harris de Lucky Millinder, l’élégant Joe Williams d’Andy Kirk, et puis, encore et encore, Sonny Parker de Lionel Hampton, Walter Brown et Jimmy Witherspoon de Jay McShann, et des douzaines d’autres, pour la plupart originaires de la région du Sud-Ouest.
Avec Turner, ils apprennent à rivaliser en volume avec les cuivres de l’orchestre, les saxophonistes hurleurs régnant alors en maîtres, à accélérer leur phrasé sur les tempos les plus rapides, à aborder les thèmes classiques du blues avec humour et convivialité.
LE DÉCLIN DU R’n’B
Avec l’avènement des années 1950, cependant, la popularité du rhythm and blues a commencé à décliner. En effet, les grandes maisons de disques ont imposé sur le marché américain un dérivé hybride de celui-ci – le rock and roll – qui exploite principalement certaines caractéristiques grossières, la répétitivité rythmique, la fixité des textures harmoniques, sans toutefois en miner la surface ni en capturer l’essence poétique et expressive la plus profonde.
Pour les shouters, il ne semble pas y avoir de place au sein du nouveau phénomène, de plus en plus industriel et éloigné des véritables racines du blues, et si certains, comme Vinson ou Witherspoon, se réfugient dans le monde désormais peu rentable du jazz, la plupart tombent dans un oubli précoce et définitif.
De tous, c’est Big Joe Turner qui parvient le mieux à se maintenir en selle : paradoxalement, il obtient le plus grand succès commercial de toute sa carrière.
LE SUCCÈS MAIS PAS (BEAUCOUP) DE COMPROMIS
En 1951, après un bref passage mal documenté dans l’orchestre de Count Basie, Turner rejoint les rangs de la firme new-yorkaise Atlantic, une maison de disques florissante qui compte déjà dans ses rangs des chanteurs noirs populaires comme Ruth Brown ou les Clover (d’autres viendront bientôt s’y ajouter : Clyde McPhatter, Ivory Joe Hunter, Ray Charles, Lavern Baker), et il s’affirme d’emblée avec le blues mineur Chains Of Love.
Pourtant, le shouter, aujourd’hui quadragénaire, ne s’est pas laissé tenter par des compromis excessifs. Certes, le caractère des arrangements, le style des accompagnateurs changent, et un tube ultérieur comme Corrine Corrina ou une ballade un peu affectée comme Still In Love révèlent certaines concessions aux modes du moment : mais la voix de Big Joe continue à fouetter les couplets de blues avec son audace habituelle, se distinguant par sa maturité et son incisivité dans un panorama de plus en plus dominé par la maigreur, la médiocrité, la dépersonnalisation, et un conformisme sans relief
Son imagination lyrique est toujours intacte et il ajoute de nouveaux joyaux à un répertoire déjà luxuriant avec l’amusant TV Mama, enregistré à Chicago avec le guitariste de blues sanguin Elmore James, le très réussi Shake, Rattle And Roll, qui enchante par la transparence et la franchise de ses images, le vif Flip Flop And Fly, qui voit émerger des vestiges de poésie étroitement liés au langage de la tradition (“When I get the blues, I get me a rockin“ chair/ When the blues overtake me, I’m goin” rock away from here. When I get the blues, I get me a rockin’ chair/ When the blues overtake me, I’m goin’ to rock away from here”).
Il a passé quelques années en tant que vedette du rock’n’roll, animant des revues gargantuesques et colorées sur la scène de l’Apollo Theatre de Harlem et de grands spectacles itinérants promus par le célèbre impresario Alan Freed.
Big Joe Turner ne peut s’empêcher d’éprouver la nostalgie d’une musique plus authentique, moins précaire, une musique qui rappelle plus intensément celle de ses débuts et de sa première maturité.
C’est le début de la dernière et longue phase de sa carrière de chanteur de blues, celle où l’élément de nouveauté est remplacé par la récupération du passé, la réinterprétation continue et c’est un début brillant.
Entre 56 et 59, Atlantic publie deux albums intitulés The Boss Of The Blues et Big Joe Rides Again, dans lesquels un Turner exubérant est entouré des arrangements exquis d’Ernie Wilkins, finement interprétés par des jazzmen de renom : Les blues, choisis dans le répertoire plus classique de Big Joe, bénéficient d’interprétations remarquables, profitant non seulement d’une atmosphère libre et détendue, marquée par une relaxation retenue, mais aussi du dialogue énergique et incessant entre une voix et des instruments qui parlent un langage similaire et complémentaire.
En outre, le shouter s’essaie à une série de standards – de Until The Real Thing Comes Along à Pennies From Heaven – qui révèlent une sensibilité mélodique nuancée, à laquelle il oppose avec goût l’éternelle recherche de solutions humoristiques et moqueuses, et la tendance à découper chaque phrase comme s’il s’agissait d’un blues, en insérant ici et là une note bleue, en nivelant certaines sinuosités, en comprimant l’harmonie.
LE SOLISTE
N’étant plus pressé par les besoins commerciaux, jouant sur l’expérience et le prestige qu’il avait accumulés, Turner s’est ainsi transformé en chanteur indépendant, à cheval sur la ligne de partage des eaux qui sépare les mondes du jazz et du blues.
Au cours des vingt années qui ont suivi ses dernières et fructueuses prestations sur Atlantic, il a été accueilli dans les bars de blues exigus et quelque peu sordides des ghettos d’Oakland et de sa ville natale de Los Angeles, ainsi que dans les festivals de jazz de Newport et de Monterey ou dans les élégantes boîtes de nuit de Manhattan.
Il est accompagné par le pianiste vétéran du rhythm and blues Lloyd Glenn, le show band turbulent de Johnny Otis, un Pete Johnson désormais fatigué (il sera pour la dernière fois au Carnegie Hall, en 1967, pour une édition commémorative de From Spirituals To Swing), tandis que les tournées européennes l’ont vu aux côtés du guitariste de Chicago Otis Rush, dans le cadre de l’American Folk Blues Festival, ainsi qu’avec les orchestres de Humphrey Lyttelton ou de Buck Clayton Trop souvent, ses enregistrements sont apparus sur des labels aujourd’hui illustres et aujourd’hui obscurs, sur Coral, Kent, Blues Way, Blues Time, Black And Blue, Polydor, Spivey, Big Town, et plusieurs fois, dans les années 1970, sur Pablo de Norman Granz les musiciens impliqués forment un éventail singulier de styles, de Dizzy Gillespie à l’harmoniciste George Smith, de Milt Jackson à Little Brother Montgomery, de Zoot Sims à Jimmy Forrest, de Harry Edison au guitariste de rhythm and blues Pee Wee Crayton, de Milt Buckner à Count Basie, avec lequel Big Joe crée The Bosses, le plus brillant et le plus abouti de tous ses albums récents.
En concert comme sur disque, ses prestations sont aujourd’hui inégales, et pas souvent en raison du hasard, de l’extemporanéité excessive de l’accompagnement.
LE CHANGEMENT VOCAL
Son chant, qui vit en symbiose de plus en plus étroite avec la parole, a pris une allure généralement plus paresseuse et plus flegmatique, perdant de son urgence, de sa précision, trébuchant parfois en début de phrase ou s’interrompant au milieu d’un couplet.
Sa prononciation est devenue plus fantaisiste et excentrique, la texture de sa voix de moins en moins compacte, de plus en plus fragile ou obscure, sa lecture des paroles de plus en plus erratique et discontinue : parfois, comme l’a observé Whitney Balliett après l’avoir entendu lors d’une récente représentation à New York, Big Joe pousse ses mots les uns contre les autres, coupant les consonnes et aplatissant les voyelles, de sorte que des vers entiers s’écoulent comme une pure mélodie, comme le son d’un saxophone (W. Balliett, op. cit. Balliett, op. cit.).
Dans l’architecture même de ses textes remémorés avec une approximation croissante, diversement improvisés ou manipulés par rapport aux versions originales de vingt, trente ou quarante ans plus tôt, l’intelligibilité devient bizarrement précaire : des strophes entières sont répétées à l’intérieur d’un même blues, d’autres supprimées ou à peine évoquées, des vers incongrus interchangés d’une chanson à l’autre.
Pourtant, sa personnalité, son humour, la chaleur, la densité et l’ampleur de sa voix sont tels que, même dans les occasions les moins heureuses, l’enchantement et la magie ne disparaissent jamais complètement, survivant peut-être dans l’élan soudain d’une phrase, dans un commentaire hors texte plein d’esprit, dans une évolution chromatique soudaine, dans l’une de ses altérations phoniques exaltantes, dans la coupure fantaisiste d’un mot.
Et chacun de ses spectacles, rassemblant le flux souvent désordonné d’images distinctes, pleines d’anxiété ou de joie, de crainte ou d’espoir, d’ironie ou d’exaltation, de solitude ou d’émerveillement, finit toujours par se muer en une miniature de l’histoire du blues, en un savoureux condensé de sa poésie.
LA PLAYLIST POUR VOUS
Merci à tous pour votre lecture !
J’attends comme toujours (ici dans les commentaires) de savoir quel artiste vous aimeriez lire dans les prochains épisodes !
D’ici là, si vous avez manqué les premières MINI-BIOGRAPHIES d’Easy Swing, vous pouvez les retrouver ici
- Benny Goodman – Partie 1
- Benny Goodman -Partie 2
- Count Basie – Partie 1
- Count Basie – Partie 2
- Jelly Roll Morton – Partie 1
- Jelly Roll Morton – Partie 2
- Big Joe Turner – Partie 1
Alla prossima puntata!
Crédits
Je remercie la FABBRI EDITORI (maison d’édition italienne) et sa collection de disques I GRANDI DEL JAZZ (imprimé en 1981) qui m’a donné l’occasion de découvrir et de vous faire découvrir les musiciens qui ont joué pour et avec Benny Goodman.
Je remercie également Luciano Federighi pour ses écrits qui ont inspiré mon article !
Je ne pourrais rien apprendre s’il n’y avait pas des gens comme vous qui ont fait de leur vie une étude sur les grands de la musique ! MERCI!
Babbo, mari, curieux de nature, penseur infatigable (''malheureusement'' pour moi et pour mes proches), amateur de bonne musique, bon vin et de la bonne bouffe !
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